Il y a une dizaine de jours, j’ai passé la journée à visiter des expositions et je vous en ai parlé là et là. Comme je suis passée au CAPC, j’en ai profité pour visiter à nouveau l’exposition Procession dont je vous avais parlée au moment de son vernissage en mars dernier. J’ai pu la revoir plus au calme, sans la foule du vernissage. J’ai découvert certaines oeuvres que je n’avais pas vues lors de mon premier passage et revu l’ensemble de l’exposition sous des angles différents. Je voulais revenir ici pour vous reparler de tout ça et notamment d’une installation particulière, consacrée à un projet de Shimrit Lee. La violence actuelle de l’actualité concernant le conflit israélo-palestinien a hâté ma publication …
Photos de plusieurs des salles de l’expo par Arthur Péquin
Pour rappel, voici la présentation de l’exposition sur le site du CAPC. Cette exposition se déploie sur 13 salles en couloir tout le long de la Galerie Foy, axée autour de cinq parties : Etat des lieux, Soumission, Exil, Confrontation et Métissage. A l’issue de la partie Confrontation, juste avant de pénétrer dans celle du Métissage, on tombe sur une installation différente des autres : une « pièce » octogonale délimitée par des rideaux noirs, au milieu de laquelle est suspendue une torche dont on se saisit pour explorer ladite « pièce ». Cette dernière se révèle être une galerie de sept portraits féminins. Ces portraits ont été tracés par Maya Mihindou (4) et Julie Maroh (3) à partir de sept témoignages du projet Women’s Voices.
Women’s Voices : An oral history of Israeli & Palestinian Women est un projet de Shimrit Lee. Je vous reproduis ici une présentation en français de ce projet, telle qu’elle est publiée dans le petit livret (photo ci-dessus) créé par Maya et Julie, et mis à la disposition des visiteurs par le CAPC :
Le projet « Voix de femmes » de Shimrit Lee
La pratique de l’histoire orale consiste à recueillir des témoignages verbaux afin de retracer le récit des vies personnelles. Elle peut servir à réhabiliter certaines versions méconnues ou occultées d’évènements passés et à éviter une récupération des points de vue marginalisés par le discours historique dominant. En 2011, j’ai conduit des entretiens avec trente Israéliennes et Palestiniennes à travers Israël et la Cisjordanie. L’objectif de cette enquête était de comprendre comment la conscience politique et féministe s’affirme et évolue au fil du temps. Les entretiens non directifs se déroulaient sur le mode de la conversation, ce qui me permettait de demander des précisions et de m’intéresser davantage à l’interprétation subjective qu’aux faits bruts. J’organisais vaguement chaque séance dans l’ordre chronologique, en commençant par interroger mon interlocutrice sur son enfance, pour aborder ensuite des sujets à plus fortes connotations affectives ou politiques.
Les sept témoignages ouvrent une perspective sur les croisements entre genre, identité sexuelle, appartenance ethnique et autres cloisonnements sociaux. Chaque femme identifie de multiples motifs de discrimination au sein de la famille, du lieu de travail, de la collectivité et de l’Etat. Pourtant, chaque histoire personnelle recèle des moments de résistance et de pouvoir d’action. J’espère que ce travail bousculera le sensationnalisme médiatique qui entoure le conflit israélo-palestinien, souvent au mépris du vécu sur le terrain. Ces récits éclairent l’univers intime de la personne, explorent le parcours singulier de chaque femme, ses combats, ses identifications collectives, ses aspirations, ses préoccupations féministes et son infinie complexité.
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J’avais mon appareil photo sur moi lorsque j’ai revisité l’expo mais la nature de l’installation (galerie sombre) m’a empêchée de vous montrer ici les sept magnifiques portraits, tatoués de mots, dessinés par Maya et Julie. Raison de plus pour vous d’aller voir l’expo par vous-mêmes !
Sont exposées une avocate anonyme, Dana Golan, Hala Abu Shareb, Khulud Khamis, Rola Hamed O’Neil, Tammy Katsabian et Zoie Ha. Et les témoignages de ces sept femmes, traduits en français, sont rassemblés dans le petit livret évoqué ci-dessus.
Photo : Mariposa (cliquer pour agrandir)
Alors, d’accord, cette installation me touche particulièrement aussi parce que j’y ai apporté ma petite contribution. Maya m’avait demandé de l’aider dans la traduction d’un témoignage et d’un passage d’un autre témoignage. C’est dans le témoignage de Khulud Khamis que j’ai découvert le mot ajnabeeya (« étrangère » en arabe) qui m’a habitée pendant longtemps après ma traduction et a donné naissance à mon poème éponyme publié dans mon recueil Métisse. Et alors ? Vous pouvez écouter ce texte actuellement sur mon site ou ici.
Mais contribution ou pas, j’aurais de toute façon été frappée par les mots très forts de ces témoignages. Quelques extraits :
« Ma grand-mère n’en a jamais parlé. Mon grand-père non plus. L’histoire que l’on nous apprend à l’école ne parle que d’un seul point de vue, celui du juif et ne prend jamais en compte le Palestinien. On ne nous présente toujours que cette seule version. »
Avocate anonyme
« Après un certain temps, on a l’impression que la vie des Palestiniens a moins de valeur que la sienne. C’est étrange parce que, d’une certaine façon, on le sait, et on ne culpabilise pas pour autant, pas à 18 ans. On accepte juste cet état de fait, parce qu’il en est ainsi, tout simplement. »
Dana Golan
« Ils ont aussi la sensation que nous sommes étrangers. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’ils ont une mauvaise vision de l’Islam et qu’ils généralisent. Je n’en connais pas la raison. Mais c’est la réalité, c’est ce que je ressens. Je ne veux pas généraliser car j’ai beaucoup d’amis juifs. J’ai grandi avec eux, et ils nous aident. Je veux dire, on y est confronté tous les jours. Tous les jours. »
Hala Abu Shareb
« Je n’ai pas de langue maternelle. Mon père est Palestinien et ma mère Slovaque. (…)
Quand j’y repense, je me suis toujours considérée comme … en arabe, on dit « ajnabeeya ». « Ajnabeeya » signifie « l’étrangère ». Donc j’étais toujours l’étrangère. »
Khulud Khamis
« J’espère que nous vivrons ensemble. Je crois au Peuple. Je vis avec des juifs et mes meilleurs amis sont juifs. J’apprends beaucoup de leur chutzpah (audace). J’utilise cette chutzpah pour clamer mes droits ! En tant que citoyenne ici, en tant que Palestinienne ici, en tant qu’humaine … »
Rola Hamed O’Neill
Je ne peux que vous encourager vivement à aller visiter Procession et à prendre le temps d’en explorer les moindres recoins et notamment cette installation consacrée à Women’s Voices. Cette exposition est une sublime mise en valeur de la Collection du CAPC qui m’a permis d’être en présence d’oeuvres dont j’avais entendues parler mais que je n’avais jamais vues et d’en découvrir totalement d’autres. Sans parler du sublime travail d’interventions de Maya et Julie qui ont tracé les dessins en fil noir, blanc et rouge d’un parcours-récit visuel autour de murs qui s’élèvent ou qui tombent en soi ou entre soi et les autres. Avec en pivot, cette inscription en lettres géantes au sol : « J’ai peur de la perte de l’identité culturelle » … Histoire de limites, de frontières, d’exil, de rencontres, de confrontation et de mélanges pour recréer sans cesse une humanité renouvelée. Car oui, n’en déplaise à certains, depuis la nuit des temps, il en est ainsi, les peuples se déplacent, se rencontrent, se mélangent, mutent, se transforment, se métissent. Nous sommes tous métis depuis que le monde est monde, et nos identités ne sont pas figées … Dans cette histoire, il n’y a pas de perte, juste des métamorphoses, alors non, « n’ayez pas peur de ce qu’il va se passer » comme Léonora Miano l’a clamé, certes maladroitement, sur le plateau de Ce soir ou jamais (ce passage est diffusé en boucle à la sortie de l’expo). L’écrivaine a parlé de cette évolution comme d’une facture présentée par l’Histoire pour payer l’addition de l’esclavage et de la colonisation. Sur ce point, je ne suis pas d’accord avec elle. Pour moi, il s’agit d’une évolution naturelle de l’histoire du monde (personne n’a à payer quoi que ce soit) mais je suis d’accord avec l’idée générale des mots qui suivent et qui sont d’elle :
On n’en meurt pas de la disparition du monde connu, on invente autre chose. C’est ça qui va se passer, et c’est déjà en train de se passer, n’ayez pas peur. (…)
L’histoire se déroule (…). N’ayez pas peur d’être minoritaire culturellement. N’ayez pas peur de quelque chose qui va se passer. Parce ce que ça va se passer. Ca s’appelle une mutation.
Avant de vous quitter, je voulais ajouter que j’ai eu un coup de coeur particulier pour ce personnage créé par Maya, qui transporte son coeur dans un sac en plastique sur plusieurs murs de l’exposition :
Il fait un écho poignant à l’installation Plaisir/Déplaisir d’Annette Messager :
Photo : Arthur Péquin
D’autres photos de l’expo :
– Sur le blog de Maya Mihindou ici
– Sur le blog de Julie Maroh ici
– Sur le site d’Arthur Péquin
Procession
Une histoire dans l’exposition
CAPC Bordeaux
Du 5 mars au 16 novembre 2014
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