Poésie d’Afrique(s)

Le 15 mai 2017

Le Printemps des Poètes est désormais loin, mais j’ai décidé de le prolonger un peu ici, sachant que de toutes façons, pour moi, comme vous le savez, la poésie n’a pas de saison ! Mais je voudrais partager avec vous trois ouvrages cueillis pendant ce printemps de poésie d’Afrique(s) et d’ailleurs, et liés à ce thème :

Résidents de la République
Essai poétique
Marc Alexandre Oho Bambe
La Cheminante, 2016

Voici un ouvrage qui m’a surprise, non pas par son contenu, mais par sa forme. Il y a environ deux ans, j’avais lu et beaucoup apprécié Le chant des possibles, premier ouvrage de Marc Alexandre Oho Bambe et je pensais retrouver ici un recueil dans la même veine.

Je n’avais rien lu sur cet ouvrage et je ne l’avais même pas parcouru rapidement en librairie avant de m’y plonger. Je savais juste que c’était Capitaine Alexandre qui l’avait écrit et cela me suffisait pour être convaincue de sa qualité et de son utilité. Car Marc Alexandre n’écrit pas que de jolis textes, il écrit des textes utiles. Et c’est à nouveau vrai ici. Mais j’ai été surprise car il ne s’agit pas d’un recueil de poèmes, du moins pas au sens traditionnel du terme, mais d’un essai. Qui n’en reste pas moins poétique.

Essai, manifeste et profession de foi. En l’humain, en la poésie, en une certaine France, en cet espace de vivre-ensemble et de construction progressive du Tout-Monde prôné par Edouard Glissant. Essai, tentative et espoir de « rallumer des étoiles », mais surtout un feu intérieur au coeur de chacun-e de nous, et notamment des jeunes générations, de celles et ceux qui poursuivront l’essai, l’ouvrage et le voyage vers eux-mêmes et vers l’Autre, vers eux-mêmes avec l’Autre.

Trois extraits :

Et pourtant en poésie, je ne vois, je n’entends, je ne ressens que vertu, pas la vertu morale qui accuse, dénonce, excommunie, mais la vertu vocation spirituelle partageable, qui fait de la place à tous, croyants ou non croyants, qui est source de progrès d’être et permet de grandir ensemble, grandir en humanité.
La poésie est ma religion laïque. 

A 15 ans je me disais que la terre se porterait bien mieux sans prophètes, et que le monde tournerait plus rond, s’il consentait enfin, à croire en ses poètes. Je rêvais alors, de voir les peuples se convertir, massivement.
A la poésie. 

Serre-moi la main
Fais-moi la paix
Dessine-moi un matin de lumière
Et mille soleils de cire qui tournoient
En spirales infernales
De tendresse infinie

 Sylves
Poèmes
Jean-Joseph Rabearivelo
Ed. Abordo, Collection La lanterne du passeur, 2017

Ce recueil a été publié pour la première fois en 1927 par son auteur, via l’Imprimerie de l’Imerina à Tananarive (actuelle Antananarivo). Il a donc 90 ans cette année. Jean-Joseph Rabearivelo s’est donné la mort en 1937 (à moins de 40 ans), il y a donc tout juste 80 ans.

En octobre 2012, sur un marché de brocante à Bordeaux, les éditeurs trouvent une enveloppe « vieillie mais fermée, contenant trois des tapuscrits originaux de Sylves, corrigés, annotés et datés de 1927, sans doute de la main de l’auteur ».
Ces tapuscrits ont désormais été remis en donation à la Bibliothèque Nationale de France. Mais avant cela, la maison Abordo a décidé de rééditer cet ouvrage pour rendre hommage à celui qui est considéré comme le « plus grand poète malgache d’expression française » et le « premier poète moderne d’Afrique », et qui reste pourtant si méconnu.

J’ai pour ma part été très frappée en lisant les textes de ce recueil car ils auraient pu être l’oeuvre d’un Baudelaire, d’un Verlaine ou d’un Hugo qui aurait vécu à Madagascar. C’est à la fois saisissant et fascinant. Tout en étant très attaché à ses racines, à sa terre malgache, Jean-Joseph Rabearivelo a choisi la langue française pour écrire (et avec quel talent !), et ses poèmes sont le reflet d’un certain écartèlement entre les cultures malgache et française. La quatrième de couverture évoque d’ailleurs un « exil intérieur ».

Esthétisme, lyrisme et nature sillonnent ces chants que l’on a plaisir à lire et relire, en silence ou à haute voix. Puisse cet hommage apaiser l’âme de ce poète qui, incompris et en mal de reconnaissance, a fini par se suicider, devenant ainsi pour l’éternité un des poètes maudits dont il partageait le souffle poétique.

Deux extraits

3

Refuse le parfum, embûche de la fleur
qui cherche à t’enchanter de son astuce vaine,
tandis que suspendue aux seins de la Douleur
tu bois quel lait coupé d’amertume, ô ma peine !

La réelle sagesse est de se détourner
du bonheur que propose une haleine de songes,
et de découronner
le front du sort fleuri d’obscurs et purs mensonges.

Extraits de Fleurs Mêlées

8

Ô belle, pour quel Paul Gauguin
unis-tu tant de souples grâces
lorsque, assise le soir sur les hautes terrasses
qui dominent la mer et sa rumeur d’airain,
ayant des fleurs couleur de sang 
jusques à ta nuque d’ébène,
tu couvres la voix folle et creuse de ta peine
et tends éperdument ton front adolescent
qu’épousent des reflets de cuivre
vers l’azur de soleil et de vents marins ivre ?

Extrait de Dixains

Il n’y en a pas dans ce recueil, mais J-J Rabearivelo a également écrit des hain-teny, genre littéraire malgache cousin du pantoun malais.

Odeurs cafrines
Poésie
Julienne Salvat
Ed. L’Harmattan, Collection Accent tonique, 2017

 » … Et des esclaves nus tout imprégnés d’odeurs
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir. »

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Julienne Salvat, poète martiniquaise ayant vécu une grande partie de sa vie à La Réunion et désormais Bordelaise, part de ces quatre vers baudelairiens placés en exergue à ce recueil pour évoquer l’esclavage, les racines-Afrique des diasporas et tous les questionnements et crises identitaires qui en découlent, mais aussi d’autres formes de servitude, les chaînes, asservissements, emprises et dépendances de notre siècle, du quotidien. Ces évocations sont reliées entre elles au fil rouge des sensations olfactives.

De très beaux textes organiques, telluriques, que viennent souligner les magnifiques illustrations de Yolande Gaspard, et à travers lesquels la poète se revendique « marronne en servitude et esclave de liberté ».

Un extrait :

Complainte de la veilleuse de nuit

Comment va le monde Mesdames ?

Tout va très bien Mesdames
Tout va très bien madones et marquises

Tout va très bien

madone de palais moderne
calfeutrée

marquise d’HLM
enterrée

princesse de case et de camp
violentée

Tout va très bien

Tout va très bien

ménine de l’Inde divine toi
et ton masque de beauté à l’acide

Tout va très bien

Malienne grande royale toi
et tes rainures d’excision exquise

Tout va très bien

Tout va très bien

infante sous la tente
perdue dans un conte de calife dément

tes larmes bercent une illusion décapitée
l’amour dans un désert frontalier de la haine

Tout va très bien

du côté des bombes
marquise petite arpète de guerre égarée

surfilées tes lèvres
faufilées tes paupières
décousu ton rêve

trottin parmi les éboulis
de Palmyre défigurée

Tout va très bien

Tout va très bien
marquise sarrazine madone des cités

toi qui jetas ton voile par dessus les tours
tes beaux yeux vont mourir d’amour déchiré.

Allah est grand a dit le grand frère
et Nalla ma soeur tu n’es pas prophétesse

Chêne debout il a dit la sentence
sa kalach ou son couteau
pour l’exécution de ses hautes oeuvres

Rire muet de ta gorge blasphème
Le sang bave de ton ventre s’éjouit le sang

de ton ventre à toi pour toujours interdit.

Et ça déchire …

Tout va très bien.



2 grains de pollen to “Poésie d’Afrique(s)”

  1. Monique dit :

    Je suis contente d’avoir des nouvelles de Julienne Salvat. Elle manque à notre paysage poétique réunionnais depuis qu’elle s’est faite bordelaise.
    Et ce poème qui « déchire »… merci de l’avoir fait connaître Patricia.

    • Mariposa dit :

      Merci à toi, Monique. Julienne se porte à merveille et enchante nos soirées poésie au Paul’s Place et ailleurs à Bordeaux. Elle présentera ses « Odeurs cafrines » à la Librairie Olympique vendredi prochain, le 26. Puis elle sera au Marché de la Poésie à Paris.

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