Et ma langue se mit à danser

Le 23 septembre 2020
Et ma langue se mit à danser
Ysiaka Anam
La Cheminante, 2018

Voici le livre solaire – aussi bien par sa couverture, que ses mots, sa langue et son cheminement – avec lequel j’ai entamé mon dernier mois d’été et dont je viens enfin vous parler.

C’est un livre que j’ai eu envie de lire dès sa parution. Tout m’appelait vers lui. Ce titre, avec le mot « langue » si important pour la traductrice et poète que je suis ; avec le mot « danser » si parlant pour l’artisane de la voix haute et du corps que je suis. Cette couverture, avec ses couleurs vives, ce motif de tissu très inspiré du wax et cette petite fille, j’avais l’impression que l’ensemble aurait pu constituer mon portrait d’un autre temps par un Omar Victor Diop. Et cette quatrième de couverture qui parle d’enfance, d’exil, de silence, de transmission, de lieu d’appartenance, de quête identitaire. Tout m’appelait vers lui et à présent que je l’ai lu, j’ai été si remuée et si bouleversée que je ne sais par quel bout le prendre pour vous le présenter.

Et ma langue se mit à danser est un roman, avec un récit, une trame narrative, mais il est aussi, pour moi, un recueil de poésie qui raconte une histoire, ou plutôt un chemin, une exploration. En égrenant un alphabet dont l’ordre peut sembler décousu, de Z à W, – tels les flashs violents de réminiscences « vainement cachées sous le tapis » – la narratrice sème les petits cailloux non pas tant du retour au pays natal que de l’embrassement du pays intérieur.

Z n’a pas eu le choix, on ne lui a pas demandé son avis, elle a suivi ses parents dans leur exil, depuis une « languette de terre » en Afrique de l’Ouest. A trente ans, la petite fille qu’elle était alors revient la hanter. Elle lui remémore le racisme et la mise à l’écart dans la cour de l’école ; la prise de conscience immédiate des différences et la honte ; les silences à la maison qui la conduiront à s’isoler dans le mutisme et lui feront petit à petit oublier la langue maternelle, celle du pays de naissance, celle d’avant la France. Puis viendront l’adolescente et la jeune femme, celle qui est retournée là-bas, sur la terre des origines, pays qui parlera à son corps et à ses sens, mais où elle ne se sentira pas pour autant pleinement chez elle… Et enfin arriveront toutes les questions de la maturité, de la femme, de la femme noire, de la femme noire en France, de la femme noire vivant en France de passage dans le pays de naissance. Est-ce que ma couleur détermine qui je suis ? Est-ce que le pays où je vis détermine qui je suis ? Suis-je du pays de ma naissance ? Ai-je perdu une partie de moi-même en perdant ma langue ? Suis-je à jamais condamnée à errer entre les trous creusés par les silences et les tabous de l’histoire familiale ? Suis-je à jamais condamnée au statut d’étrange-erre en tout lieu ?

Oui, je savais dès le départ que ce livre me parlerait. Ses mots m’ont touchée, dans mon corps, dans mes émotions, dans mon âme. Bien que les expériences diffèrent, les résonances se sont enchaînées. Mon métissage et mon expérience familiale ont fait de moi une exilée de naissance en ce pays d’Afrique de l’Ouest, « languette de terre » également, où je suis née ; et je suis considérée comme une exilée tout court en ce pays où je vis désormais et dont je suis pourtant originaire aussi.

Au-delà de ces échos qui m’ont traversée, ce livre est écrit dans une langue à la fois simple, belle et forte, régulièrement rythmée d’anaphores. J’ai adoré. J’ai souvent interrompu ma lecture pour dire une phrase à voix haute, en savourer la texture et le velouté. Une douceur. Merci.

Je suis au Pays natal pour la première fois, et je me surprends à aimer.
J’ai quitté la capitale et suis arrivée dans un minuscule village en montagne, entouré de mille contrastes de vert, qui viennent rompre avec la couleur ocre persistante de la capitale.
J’en suis saisie.
Je n’aurais pas imaginé pouvoir trouver cette terre fondamentalement belle.
J’ai l’impression que c’est un peu irréel.
[…]
Je suis au Pays natal et je rencontre mes cousins. Ils ont une vision du monde réellement loin de la mienne ! Ce qui pour eux est évident et vrai ne l’est pas pour moi. J’ai l’impression qu’on vit sur la même planète, mais dans deux mondes qui ne peuvent se retrouver.
[…]
Je suis au Pays natal et je rencontre un groupe d’étudiants français venus y passer quelques semaines. Je me sens instantanément proche d’eux comme je ne me suis sentie proche de personne depuis mon arrivée. J’ai envie d’être avec eux, me rapprocher d’eux, me fondre en eux.

J’ai désormais hâte de découvrir le deuxième opus d’Ysiaka Anam qui porte le titre provisoire On avait enterré la mémoire et qu’elle évoque ici. Vous pouvez aussi l’entendre en entretien sur Radio Kélé par .

Alors je couds et j’écris ; j’écris et je couds, dans un même mouvement.
[…]
La vie peut retrouver un ordre : j’ai repêché les lettres de mon alphabet.



Envoyer un grain de pollen