Lectures rouge poésie pour défier fortes chaleurs et canicule.
Ces trois ouvrages m’ont accompagnée tout au long du mois d’août, en lecture et relectures.
Trois recueils à première vue diamétralement opposés et qui pourtant se rejoignent aux nœuds de liens subtils. Trois recueils qui correspondent bien aux temps que nous vivons. Trois recueils de poèmes de veille. Non pas celle, léthargique et passive, de nos multiples appareils nomades momentanément mis en sommeil, mais celle de cette petite lampe qui reste allumée en jour plein. Trois recueils qui cultivent l’acuité de la sensibilité à tout ce qui se passe autour de nous. Aussi bien pour jouir des petits plaisirs que pour être attentif à ce qui est et se préparer à ce qui vient…
Je vous les présente dans un ordre qui n’est pas celui dans lequel je les ai lus (même si à une période, après une première lecture de chacun d’eux, je les ai re-picorés par petits bouts tous ensemble) mais celui dans lequel je vous propose de les lire.
Comme tout le monde, le nom de Margaret Atwood ne m’est plus inconnu depuis le succès de la série La servante écarlate. Au moment où je rédige cette note, je n’ai ni lu cet ouvrage, ni vu ses versions pour le cinéma ou la télévision. Mais j’ai lu et vu plusieurs reportages au sujet de cette autrice et de son oeuvre et je l’ai inscrite sur la liste de mes prochaines lectures. En faisant cela, je pensais me plonger bientôt dans un de ses romans à succès, mais au sortir du confinement, en me promenant dans les rayons des librairies, je suis tombée sur ce recueil de poèmes, Laisse-moi te dire…, et j’ai découvert que bien avant de devenir romancière, Margaret Atwood est entrée en littérature par la porte de la poésie. C’est donc cette porte que j’ai décidé de traverser pour m’initier à son oeuvre.
Cette anthologie bilingue anglais/français présentée par les éditions Bruno Doucey, précédée d’une très éclairante préface de la traductrice et de l’éditeur, est elle-même une introduction à l’oeuvre poétique de Margaret Atwood. Elle propose un voyage à travers dix années de création poétique et cinq recueils : The Circle Game (1964), The Animals in That Country (1968), Procedures for Underground (1970), Power Politics (1971) et You Are Happy (1974).
En émergeant des eaux de cette poésie exigeante où je me suis plongée/baignée/noyée à plusieurs reprises, je suis ressortie avec sur l’âme l’empreinte des forces des profondeurs. Les mots et les textes de Margaret Atwood ont littéralement et concrètement une force physique qui vous travaille, qui fouille au fond de vous, qui vous sonde et vous dérange parfois. C’est une poésie des énergies souterraines. Les bienveillantes comme les malveillantes. Celles qui font pourrir et détruisent définitivement le vivant ; et celles qui le nourrissent et lui donnent sève pour qu’il surgisse encore et encore de l’humus vers la lumière des printemps.
C’est une poésie de la tension, des tensions, celle(s) que l’on porte en soi et celle(s) qui raidissent les rapports à l’autre, aux autres, aux mondes animal, végétal, minéral. Frictions entre mondes intérieur et extérieur, en quête d’équilibre. Il y a en permanence une mise en garde tapie dans l’espace blanc entre le noir des mots. Ce n’est pas une poésie de tout repos, elle semble susurrer sans cesse « Ne vois-tu rien venir ? »
C’est une poésie profondément organique et attentive qui adopte jusque dans sa langue et sa composition, la cadence de la vie. On part, on respire, on marche, on tâtonne, on revient sur ses pas, on prend une autre voie, on prend une autre voix, on bégaie, on crie, on silence, on crie encore, on meurt, on s’enterre, on revit, on respire, on halète, on souffle, on jouit, on se tait, on respire, on contourne, on retourne, on se retourne, on se perd, on erre, on tombe, on hurle, on avance, on s’arrête, on repart…Ainsi sont les vers arythmiques et vibrants d’Atwood. On les traverse tout à la fois essoufflé et ensoufflé.
le voyage n’est pas un simple trajet
d’un point à un autre, une ligne en pointillé
sur une carte, un lieu
repéré sur une surface carrée
mais j’avance dans un entremêlement
de branches, une toile d’air et l’alternance incessante
d’ombre et de lumière
il n’y a pas d’autre destination
que celle-ci.
Extrait du poème Journey to the Interior/Voyage vers l’intérieur, paru dans le recueil The Circle Game/Le cercle vicieux
Du 4 décembre 2017 au 26 janvier 2018, au cours d’une résidence à la Villa Calderón de Louviers, Perrine Le Querrec a écouté des femmes victimes de violences conjugales, de violences sexuelles et psychologiques, des violences de la société sous tous leurs visages. C’est sur tous ces récits de peur, de douleur, de désespoir, d’horreur, de force et de résilience qu’elle a mis ses mots. Ce sont toutes ces violences faites aux femmes qu’elle a transformées en poèmes-gifles, en vers-coups de poing et qu’elle livre dans ce recueil extrêmement nécessaire.
Je ne vais pas vous mentir, en vous invitant à lire ces pages, c’est à une descente aux enfers que je vous convie. Cette descente est indispensable pour comprendre ce qu’ont traversé et ce que traversent encore toutes ces femmes au quotidien. En effet, quelle(s) que soi(en)t la(les) violence(s), ces femmes en prennent pour perpète. Dans leurs corps, mais aussi et surtout dans leur cœur, dans leur tête, dans leur âme.
Il est indispensable de prendre une part de leur enfer en lisant ces vers pour comprendre pourquoi la colère, pourquoi la rage, pourquoi les manifestations, pourquoi ces lettres collées sur les murs. Non, ces femmes qui crient dans le monde entier sont loin « d’exagérer », « d’en faire trop ». Il faut descendre dans leur enfer avec elles pour comprendre que ces cris publics ne sont rien par rapport à leur vécu.
La violence, ce sont les mots, les coups, l’emprise, les viols, les meurtres et tout ce qui peut mourir en soi quand on survit ; mais ce sont aussi les dépôts de plainte, les procédures qui prennent tant de temps, d’années, qui humilient, qui font mal, qui n’aboutissent pas toujours et qui sanctionnent si peu lorsqu’elles aboutissent, l’agresseur libéré pour bonne conduite qui vit à quelques rues de sa victime. Oui, il est indispensable de prendre une part (si infime) de cet enfer pour comprendre tous ces cris qui traversent actuellement la planète. Pour les entendre et les écouter. Pour de vrai.
CONJUGAISON
(se taire)
Je me tais
Ta gueule !
Il me tue
Nous nous taisons
Vous, vous vous taisez
Ils assassinent
Je vous invite également à regarder ce documentaire, Elle l’a bien cherché, de Laetitia Ohnona, tout aussi nécessaire :
Entre le 7 janvier et le 5 avril 2018, Monique Mérabet a écrit des tankas inspirés par les vers d’une autre poétesse, Danielle Corre, extraits de son recueil Enigme du sol et du corps. C’est ce « dialogue » poétique – je mets des guillemets car les deux autrices ne se sont pas rencontrées – qui nous est ici livré.
Le premier de ces tankas a été « soufflé » à Monique le jour anniversaire de l’envol d’un Petit Prince auquel elle avait consacré son recueil précédent, Le rire des étoiles. Le deuil et l’aura de cet être aimé sont donc encore bien présents dans ce premier tanka, mais également dans plusieurs autres.
De façon générale, la fuite du temps, les souvenirs, la perte, la nostalgie et la nécessité de fixer comme sur une photographie les moments vécus qui comptent, sont les thèmes qui lient les poèmes de ce recueil.
C’est aussi un recueil qui dit, consciemment ou inconsciemment, ce que c’est d’être poète :
Jardinier d’Eden
dire à la fleur qu’elle est belle
et cela suffit
accepter de n’être qu’une
lampe allumée en plein jour
Matin anonyme
aux bractées du papyrus
décrire sans voir
les sentiers inaccessibles
rien n’est interdit aux mots
Mais c’est également un recueil qui (se) pose énormément de questions, notamment sur le monde tel qu’il est et tel qu’il va. Sur toutes les incertitudes qui enserrent l’horizon. Sur la nécessité de rester sensible à la Beauté en tout afin de la protéger des menaces qui pèsent sur elle et de la préserver :
Posés sur les fils
oiseaux vous demandez-vous
si viendra l’aurore ?
crépuscules de nuages
brouillant nos chemins de foi
L’abeille s’envole
d’un bouquet du buis de Chine
chute de pétales
passage en alerte orange
l’annonce au bec du moineau
Robinet qui goutte
le sablier déréglé
du temps à rebours
l’avenir derrière nous
à vivre contre saison
C’est donc un recueil de l’expectative, mais dont l’attente n’est ni passive, ni dénuée de malice et d’espoir :
J’ai dansé la nuit
visage lisse, pieds sûrs,
retouches d’un rêve
ô miroir, sois infidèle
quand je m’habille au matin
Lune évanouie
et ces mots éparpillés
pour dire l’oiseau
il a chanté par ici
il rechantera par là
Merci, merci, merci, chère Patricia… non seulement pour tes mots chaleureux qui font découvrir mes tankas de veille mais aussi pour la découverte des deux autres recueils. À lire absolument! Je t’embrasse.
Merci à toi pour ces magnifiques tankas qui ont littéralement illuminé mon mois d’août.
Merci pour ce billet d’une grande sensibilité et qui donne envie d’aller voir de plus près l’univers de chacune des ces autrices. J’ai lu le troisième, « Tankas de veille », à sa sortie. Une petite merveille.
Merci pour votre passage par ici, Danièle. Les tankas de Monique sont en effet une petite mer-veille 🙂
[…] « Poésie rouge (uppercut) […]
Heureuse de lire ce billet, heureuse d’y trouver regard sensible sur la poésie de Monique Merabet, que j’affectionne tout particulièrement ! Merci aussi de me faire approcher d’autres textes, même s’ils me mènent en enfer !
Merci pour votre passage par ici, Monique. La poésie sert aussi à dire le monde tel qu’il est, tel qu’il va et dans ces cas-là, l’enfer n’est malheureusement souvent pas loin. Une fois traversées ces eaux terribles, on peut boire à des poésies plus sereines pour reprendre souffle, faire face et aider les autres à faire face.