Lectures monstres et fantômes

Le 24 janvier 2021
Photo : Patricia Houéfa Grange

A année particulière, fin d’année et début de nouvelle année particuliers.
J’ai quelque peu quitté ma zone de confort de lectrice, sans pour autant m’éloigner de la poésie.

Photo : Patricia Houéfa Grange

Ceci est l’ouvrage déroutant au titre pourtant suave avec lequel j’ai transitionné de 2020 vers 2021 (sa couverture est du reste superbement assortie à mon marque-page). Effroyable et même insoutenable sur la fin, mais je n’arrivais plus à le lâcher !!! Je suis partagée entre fascination et horreur…
Mais cet ouvrage est également très poétique, dans sa langue et dans son langage. Des images-anaphores résonnent en écho d’un chapitre l’autre. Des métaphores se filent d’une époque à une autre – la figure de la fileuse s’incarnant d’ailleurs en deux personnages : la jeune fille aux fuseaux de laque et la…. Mygale. Le texte est émaillé de termes recherchés et/ou délicieusement désuets tels que mastroquet, goualeuse, irruer, sénestre, cruor, rubigineux, onanisme, roupie (pour goutte au nez).

J’ai énormément apprécié cet aspect. Pour le reste, c’est un livre qui m’a happée, fascinée, dérangée et questionnée. Je me demande si le fait que nous puissions être fascinée.s par de tels récits monstrueux ne révèle pas le monstre ou la monstruosité en nous ? N’y a-t-il pas en chacun.e de nous un monstre qui sommeille, attendant l’heure propice pour nous dévorer de l’intérieur puis répandre sa cruauté à l’extérieur à travers le véhicule de notre corps ? Toutes les victimes deviennent-elles inévitablement des bourreaux ? La perte de l’innocence, l’entrée en âge adulte, se fait-elle en franchissant le miroir à la frontière ténue à travers laquelle notre reflet difforme prend notre place de l’autre côté ?

L’ouvrage est d’ailleurs présenté comme inspiré d’Alice au pays des merveilles (la deuxième partie du livre s’intitule Le pays des merveilles). Je n’ai pas lu Lewis Carroll, mais j’ai de l’univers de ce personnage les références que tout le monde a et j’en ai en effet entendu des résonances entre les pages de Bâton de réglisse. Il y a bien un lapin, un terrier au fond duquel un personnage tombe comme dans les tréfonds de son inconscient à travers lesquels elle tâtonne pour retrouver une partie de son histoire et d’elle-même, tout ceci au son d’une voix qui pourrait être celle du Chat du Cheshire. Et tout comme les protagonistes de l’oeuvre de Carroll, les personnages principaux de Valérian MacRabbit jouent à divers jeux, notamment un jeux de cartes. Je n’en dirai pas plus, au risque de divulgâcher.

D’autre part, je vais peut-être un peu loin dans ma réception de cet ouvrage, mais il me semble que la monstruosité ici explorée n’est pas que celle du monde adulte, ni des facettes obscures assoupies en nous. Le monstre est souvent aussi celui, celle qui ne ressemble pas aux « autres », c’est-à-dire à une certaine majorité. Le montre peut être le métis (les enfants de cette famille sont franco-vietnamiens et la famille a étrangement choisi de vivre sur une terre – fictive – qui n’est ni la France, ni le Vietnam et qui est, en outre, une île…) qui est à la fois binational et apatride. Le monstre peut aussi être l’homosexuel, la lesbienne…

Un ouvrage qui m’a questionnée, vous disais-je… Et pour poursuivre ce périple déroutant, je vous recommande, avant et/ou pendant et/ou après la lecture, une plongée dans l’univers foisonnant (notamment une bande musicale) créé pour cette oeuvre par son auteur, bien au-delà des mots.

Bâton de réglisse de Valérian MacRabbit aux Éditions Gope . Ce n’est pas une lecture de tout repos, mais c’est une lecture qui ne laisse pas indifférent.e.

Photo : Patricia Houéfa Grange

Après Bâton de réglisse, je ne pouvais pas repartir directement vers mes lectures habituelles (si tant est que j’aie de réelles habitudes en lecture ?). Il me fallait un livre de transition qui me permette de m’éloigner en douceur de l’horreur, tout en continuant à baigner dans l’atmosphère de l’enfance, du merveilleux. Les Fantasmagories de Marianne Desroziers furent un choix parfait pour ce passage.

Ce recueil de contes noirs et flamboyants est en effet un livre-passage à bien des niveaux. Passage de l’enfance à l’adolescence, passage de l’adolescence au monde adulte, passage du monde humain au monde animal, voire à celui des éléments, du rêve au réel, de la souffrance à la délivrance, de l’innocence au crime, du monde des vivants à celui des morts, en laissant toujours, telle la veilleuse de nos jeunes nuits, la porte entrouverte – titre du récit d’ouverture.

Là encore, la poésie est bien présente au fil de ces quinze récits, délicate, juste, onirique et fantastique. Même si nous sommes toutes et tous des exilé.e.s de nos enfances et que nombre d’entre nous en sommes nostalgiques, ce recueil vient nous rappeler à quel point, au moment où nous la vivions, nous avons pu nous en sentir prisonniers et prisonnières. A quel point nous avons pu nous ennuyer, attendre avec impatience de « devenir grands » pour ne plus avoir à respecter les règles imposées par nos parents, attendre avec impatience d’élargir nos horizons, à quel point cauchemars et terreurs incontrôlables ont pu nous paniquer, à quel point nous nous sommes souvent réfugiés dans nos rêveries et nos imaginaires qui dessinaient alors notre seul monde réel. L’enfance n’est pas un long fleuve idyllique. Et enfance ne rime pas toujours avec innocence. Un enfant est un être aussi complexe qu’un adulte et ce sont ces différentes facettes que les quinze contes en clair-obscur de Marianne Desroziers explorent aussi.

Enfin, la figure maternelle est centrale entre les pages de ces Fantasmagories. La mère et son corps, protecteur – ou pas, présent – ou pas, ce corps dont on est issu et dans lequel souvent on souhaiterait retourner, mais dont on peut aussi vouloir s’éloigner au plus vite. La mère/la maison, la protection/la prison.

Au final, lorsqu’il faut finir par franchir la frontière et jouer à être adulte, peut-être que nous faisons tous comme les deux héros de la nouvelle de clôture, L’amour du feu, mais je ne vous en dirai pas plus.

Fantasmagories – Contes noirs et flamboyants de Marianne Desroziers aux Éditions de l’Abat-jour est un recueil à la lecture très touchante, aigre-douce, saveur enfance. Il forme un ensemble cohérent dont j’ai apprécié chacune des pièces, avec une préférence cependant pour les contes mettant en scène une certaine inversion : le défunt qui n’a pas encore réalisé qu’il est mort, le rêvé qui raconte la rêveuse….

Bonne lecture !



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