Traduire « Xélucha » de M. P. Shiel – 2

Le 5 décembre 2018

Illustration de Ksenia Svincova
(IrenHorrors)
Source de l’image

L’Anthologie littéraire décadente des Editions de l’Abat-Jour est sur le point de paraître (10 décembre) et vous pourrez y retrouver, entre autres, la nouvelle Xélucha de M. P. Shiel que j’ai eu énormément de plaisir à traduire et dont j’ai commencé à vous parler ici.

Je reviens à présent vous dire quelques mots sur le processus de traduction proprement dit.

Comme indiqué dans ma note précédente, Xélucha est un des textes majeurs de M. P. Shiel et la pièce maîtresse de son recueil Shapes in the Fire. Le succès de cette oeuvre était largement dû à sa langue recherchée ainsi qu’à son style tout à la fois élégant et flamboyant. Ce qui en fait un texte aussi savoureux à lire que complexe à traduire.

Comme Xélucha est, de l’aveu même de Shiel, fortement inspirée de la Ligeia de Poe, je me suis moi-même inspirée du style adopté par Baudelaire pour traduire Poe. Celles et ceux qui me connaissent savent ma vénération pour la poésie et la plume de Baudelaire. Vous pouvez donc imaginer à quel point ce fut jubilatoire pour moi de marcher ainsi, toutes proportions gardées, dans les pas d’un maître !

Après un essai de traduction, nous avons pu constater, Franck Joannic (Responsable des Editions de l’Abat-Jour) et moi, que nous étions sur la même longueur d’onde pour ce qui était du style. Mais cela ne résolvait pas tout ! En effet, si j’apprécie les récits fantastiques de Poe, je ne les ai pas tous lus. Je ne connaissais pas Shiel avant cette proposition de traduction. Je n’ai lu que des extraits d’ouvrages de Lovecraft et, de façon plus globale, c’est un genre littéraire que je ne connais que très peu. Je n’avais donc pas réellement de références en la matière. Or les références sont justement légion dans Xélucha ! C’est là que Franck Joannic est intervenu en tant que spécialiste du domaine.

Nous avons décidé de travailler en étroite collaboration et pas à pas. La version originale du texte comporte huit pages. J’ai traduit au rythme d’une page par session de travail, chaque session s’étant étalée sur une semaine à dix jours. J’ai ensuite transmis ma traduction, page à page également, à Franck, accompagnée du fruit de mes recherches, de mes commentaires, de mes doutes. A chaque page, nous avons échangé, discuté voire débattu certains choix. Ce fut un véritable travail d’équipe et ce fut passionnant !

Et à chaque page, en particulier pour la première moitié de la nouvelle, je me suis retrouvée à ouvrir mille et une portes vers mille et uns univers que j’ignorais ou méconnaissais. Répondre à l’invitation de Xélucha et lui emboîter le pas dans la nuit, c’est faire un voyage aux quatre coins de la Terre – et même de l’Univers !!! – en allant de la Préhistoire aux années 2100, en passant par l’Antiquité !

Quelques illustrations en écho à certaines étapes de cet étourdissant voyage :

Hypnos and Thanatos de John William Waterhouse

Ida Runbinstein dans le rôle de Zobéide dans le ballet « Shéhérazade » par Jacques-Emile Blanche

Artémis

Xélucha embrasse mille et un territoires et mille et une époques, certes, mais également les domaines de la science, de la religion, de l’ésotérisme, de la littérature, de la poésie, etc. C’est une suite infinie de poupées russes qui dansent une ronde endiablée pour faire perdre le(s) sens au lecteur (et à la traductrice !!!). Lorsqu’on arrive au point final du texte, on ne sait pas bien si l’histoire s’achève ou commence ; les frontières entre rêve, réalité, folie et même mort sont extrêmement floues. L’auteur se joue du lecteur en utilisant présent, passé et futur dans une (non-)concordance des temps pour le moins déconcertante. Simple fantaisie ? Rien n’est moins certain. En effet, comme vous le découvrirez en lisant Xélucha, le Temps avec un grand T est sans doute la clef de cette nouvelle. Elle présente un certain aspect de « boucle » des plus vertigineux et les figures circulaires/ovales sont d’ailleurs très présentes.

Cependant, de fantaisie l’auteur est effectivement friand. Adoptant l’orthographe qui bon lui semble pour les noms propres (en commençant par lui-même puisque né Shiell, il a choisi Shiel comme nom d’auteur) et faisant souvent fi de la ponctuation, transformant régulièrement une phrase en un copieux paragraphe !

La traduction de Xélucha est donc, à ce jour, la traduction qui m’a donné le plus de fil à retordre. Je savais dès le départ que ce ne serait pas évident. Mais depuis toujours, j’aime les défis, j’apprécie les puzzles et autres jeux de piste. J’ai toujours appréhendé la traduction comme une énigme à résoudre, mais cette vision s’est pleinement justifiée en compagnie de Xélucha. 

Et le plaisir de traduction, qui existait déjà de façon inconsciente lors de mes traductions précédentes, mais que j’ai consciemment vécu cette fois-ci, est un plaisir cousin de celui que je peux avoir à être sur scène. Celui non seulement de créer mais encore d’habiter des personnages, très différents de moi. Et tout comme le retour au soi-disant monde réel est difficile une fois le rideau tombé, le point final mis à une traduction laisse un vide. L’intensité de ce dernier est proportionnelle à toute l’énergie qu’on a pu donner pour insuffler la vie à ces personnages, à ces histoires, en s’efforçant de rester fidèle à la voix de l’auteur. Xélucha a vécu avec moi et j’ai vécu avec elle pendant trois mois. Elle m’a laissée un énorme vide le jour où j’ai estimé qu’elle pouvait à présent voler vers vous. Je suis très fière d’elle et heureuse que vous puissiez la rencontrer à travers mes mots. J’espère qu’elle vous fascinera et vous envoûtera autant que moi. Et je suis impatiente que vous me parliez d’elle !

Encore un immense merci à Marianne Desroziers et Franck Joannic pour leur confiance. Un merci grand, grand, à Georges Voisset pour sa relecture attentive et bienveillante de ma traduction. Merci à Christophe Lartas pour sa relecture et ses conseils.



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