Je prends ma plume de traductrice pour continuer à vous parler de mon travail sur Blood.
Blood réunit 25 nouvelles de longueurs très différentes. Certaines ne durent que le temps d’une page (quelques-unes de ces dernières avaient d’ailleurs été précédemment publiées dans un recueil collectif intitulé Fast Food Fiction Delivery: Short Short Stories to Go). Deux ou trois s’étalent sur deux à trois pages. Et les autres correspondent à la longueur « traditionnelle » des nouvelles, allant de quelques pages à une vingtaine.
Dans l’ouvrage, ces textes sont présentés dans un ordre qui alterne les longueurs de textes, jouant ainsi avec les rythmes, la tension, et surprenant sans cesse le lecteur.
Je dois avouer qu’au moment où j’ai lu Blood, je n’ai pas suivi l’ordre proposé par l’auteur et l’éditeur. En effet, ce que j’aime dans les recueils de nouvelles, c’est la possibilité de les lire dans l’ordre qu’on veut, un peu comme on pioche dans une boîte de chocolat, « on ne sait jamais sur quoi on va tomber » comme dirait ce cher Forrest.
J’avais commencé par les nouvelles les plus courtes, l’ordre dans lequel j’ai lu étant ensuite totalement subjectif, dépendant de l’appel du titre, de la fascination, de la résonance ou du questionnement déclenché(e) par le titre de la nouvelle.
En traduction, j’ai décidé de suivre peu ou prou le même ordre qu’à la lecture : traduire en premier les nouvelles les plus courtes, puis aller crescendo vers les nouvelles les plus longues. Les raisons cependant ne sont pas les mêmes que pour la lecture.
Si, de façon générale, Noelle Q. de Jesus a un style épuré, économe, ciselé et cependant si imagé et convocateur d’émotions, la narration ne fonctionne pas de la même manière dans un texte d’une page et dans un texte d’une vingtaine. J’ai décidé de commencer par les nouvelles les plus courtes parce que je sais que, paradoxalement, ce sont elles qui me demanderont un travail beaucoup plus pointu, parallèle à celui que l’auteur a dû faire elle-même pour élaborer des textes aussi vertigineux que brefs.
Dans les micronouvelles, le rythme est soutenu, extrêmement serré. Les phrases sont très courtes ou syncopées, vont à l’essentiel, au cœur de la chair et/ou du cœur. Les descriptions sont brèves. Les décors ressemblent à des croquis au trait fin à peine tracé. Et pourtant, à chaque lecture, l’instant haletant d’une page, c’est un film qui se déroule. La parcimonie évocatrice de Noelle laisse toute la place à l’imaginaire pour que chaque lecteur projette son propre court-métrage sur ses mots.
Et c’est bien là ma difficulté principale en traduction pour ces textes. L’anglais est par essence une langue plus « compacte » que le français. Le taux de foisonnement habituel d’une traduction de l’anglais au français est d’environ 15% ! Mais je ne peux pas me permettre, pour les micronouvelles de Blood, d’être dans ce taux de foisonnement qui serait pourtant naturel. Cela retirerait une part énorme de ce qui fait le sel de ces textes et de ce qui m’a stimulée, séduite, en tant que lectrice. Je veux rester au plus proche du rythme serré de Noelle, en essayant de ne rien perdre de ses savoureuses images. Il y a toujours un juste équilibre à trouver lorsqu’on traduit, encore plus en traduction littéraire. C’est le travail d’un funambule qui croise celui d’une Pénélope (celle d’Ulysse !). Faire et défaire plusieurs fois jusqu’à ce que la voix française soit le plus parfaitement (possible) accordée au son, au rythme et à la tessiture de la voix anglaise.
Dans cette première phase de traduction de Blood qui m’immerge dans le souffle court des micronouvelles, il m’a fallu sans cesse me battre contre ma propension à en rajouter. D’autant plus que Noelle joue avec brio des ellipses, des non-dits et du silence. Je lis une phrase. Une image naît. Un frisson me fend le corps. Ma boîte à souvenirs et ressentis s’ouvre instantanément et mon cœur se met à battre. Et pourtant, cette phrase ne disait pas tout ça. Je dois donc rester dans le strict cadre de la phrase, sans y projeter mon propre film, pour que tout lecteur puisse y projeter le sien. Savoir laisser s’exprimer ma part émotionnelle, affective, sans pour autant la laisser prendre le dessus ! Laisser à l’oeuvre une part de vide que le lecteur pourra remplir de son propre vécu et ainsi s’y intégrer et communier pleinement avec elle. Et s’il y a bien quelque chose qui me guide dans mon travail de traductrice pour Blood, c’est mon plaisir de lectrice. C’est ce dernier que je souhaite faire passer, grâce à ma traduction, aux futurs lecteurs de la version française. C’est ce plaisir de lectrice qui vient régulièrement taper sur les doigts de la traductrice-poète !
Traduire ces textes, c’est aussi les déshabiller intégralement. Entrer davantage en communion avec l’univers créatif de l’auteur, découvrir son champ lexical intime, s’attacher à le transmettre aussi. Ce que j’appelle « champ lexical intime », ce sont ces mots que l’on croise régulièrement d’un texte l’autre, d’une œuvre l’autre, d’un même auteur, comme des compagnons de voyage, des objets familiers rassurants ou des icônes vénérées. Je ne suis pas certaine que les auteurs soient toujours conscients de ce champ lexical. Je n’ai pas encore posé la question à Noelle pour ce qui la concerne, mais elle en a bien un. Je ne les avais pas tous remarqués à la lecture, mais une fois immergée en traduction, je les cueille les uns après les autres. Et je veillerai, chaque fois que possible, à utiliser le même terme pour chaque occurrence de ces mots, afin de les transmettre aussi, car le champ lexical intime d’un auteur fait pour moi partie intégrante de son travail. Qu’il/elle en soit conscient(e) ou pas. La présence de ces mots est, en elle-même, porteuse de sens.
Je viens de finir de traduire l’ensemble des micronouvelles (celles d’une page). Elles sont en phase de relecture/peaufinage/finition plus ou moins avancée suivant les textes. J’entame à présent la traduction des nouvelles de longueur intermédiaire (deux ou trois pages). Je vais commencer à déployer le souffle des mots. Respiration plus ample.
[…] notamment de ce que j’ai appelé « champ lexical intime » et que j’avais déjà évoqué ici. En attendant, laissez-moi déjà vous annoncer que le livre paraîtra en octobre 2020 et […]
[…] le deuxième épisode de cette série de notes que je vous propose depuis plus de trois ans afin de partager cette […]